Une vie

Guy de Maupassant

Edition : Folio Classique, 1999

  

 

« Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de ces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne, affole de joie ou désespère. » (p.110)

« Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu’elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour se trouvait tout de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien. Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre. » (p.119)

« Dès lors elle n’eut plus qu’une pensée : son enfant. Elle devint subitement une mère fanatique, d’autant plus exaltée qu’elle avait été plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances. Il lui fallait toujours le berceau près de son lit, puis, quand elle put se lever, elle resta des journées entières assise contre la fenêtre, auprès de la couche légère qu’elle balançait. Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit être assoiffé tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et prenait entre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un désir de lui arracher son fils, et de frapper, de déchirer de l’ongle cette poitrine qu’il buvait avidement. Puis elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettes fines, d’une élégance compliquée. Il fut enveloppé dans une brume de dentelles, et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlait plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé, et, n’écoutant rien de ce qui se disait autour d’elle, elle s’extasiait sur des bouts de linge qu’elle tournait longtemps et retournait dans sa main levée pour mieux voir ; puis soudain elle demandait : « Croyez-vous qu’il sera beau avec ça ? » Le baron et petite mère souriaient de cette tendresse frénétique, mais Julien, troublé dans ses habitudes, diminué dans son importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d’homme qui lui volait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient et colère : « Est-elle assommante avec son mioche ! » » (p.175-176)

« […] Jeanne s’étonna : « C’est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un étranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m’amuse de ses… de ses… de ses indélicatesses. » » (p.180)

« Après la première émotion passée, son cœur était redevenu presque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris. Elle ne songeait guère à Julien ; rien ne l’étonnait plus de lui ; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, la révoltait. Tout le monde était donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts. » (p.196-197)

« Au bout de huit jours elle n’y songeait plus, accoutumée à la physionomie nouvelle de sa mère [mal en point], et refoulant peut-être ses craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une sorte d’instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d’âme, les appréhensions, les soucis menaçants. » (p.200)

« Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, poussée à bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l’abbé Picot. Il achevait son déjeuner ; il était fort rouge, ayant toujours des palpitations après ses repas. Dès qu’il la vit entrer, il s’écria : « Eh bien ? » désireux de savoir le résultat de ses négociations. Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle répondit immédiatement : « Mon mari ne veut plus d’enfants. » L’abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt à fouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda : « Comment ça ? » Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer : « Mais il… il… il refuse de me rendre mère. » L’abbé comprit, il connaissait ces choses ; et il se mit à interroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandise d’homme qui jeûne. Puis il réfléchit quelques instants, et, d’une voix tranquille, comme s’il lui eût parlé de la récolte qui venait bien, il lui traça un plan de conduite habile, réglant tous les points : « Vous n’avez qu’un moyen, ma chère enfant, c’est de lui faire accroire que vous êtes grosse. Il ne s’observera plus ; et vous le deviendrez pour de vrai. » Elle rougit jusqu’aux yeux ; mais, déterminée à tout, elle insista. « Et… et s’il ne me croit pas ? » Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir les hommes : « Annoncez votre grossesse à tout le monde, dites-la partout ; il finira par y croire lui-même. » Puis il ajouta comme pour s’absoudre de ce stratagème : « C’est votre droit, l’Église ne tolère les rapports entre homme et femme que dans le but de la procréation. » » (p.222-223)

« Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirs attendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d’amour que lui avait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout moment à des réveils inattendus de sa mémoire ; et elle le revoyait tel qu’il avait été en ces jours de fiançailles, et tel aussi qu’elle l’avait chéri en ses seules heures de passion écloses sous le grand soleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes les duretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes s’atténuaient maintenant dans l’éloignement grandissant du tombeau fermé. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l’avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passées pour ne songer qu’aux moments heureux. Puis le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrèrent d’oubli, comme d’une poussière accumulée, toutes ses réminiscences et ses douleurs ; et elle se donna tout entière à son fils. » (p.244-245)

« Une joie profonde et inavouable inondait son cœur, une joie perfide qu’elle voulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystérieux de l’âme : la maîtresse de son fils allait mourir. » (p.311)

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